« Les succès d’aujourd’hui sont l’application de techniques connues depuis longtemps » Boi Faltings

Publié par Thierry Weber le

Fondateur et directeur du Laboratoire d’Intelligence Artificielle, le Professeur Boi Faltings nous fait l’honneur d’ouvrir la cérémonie du « Meilleur Du Web » le 7 décembre prochain au Rolex Learning Center de l’EPFL. Très actif dans le milieu scientifique, Boi Faltings fut pendant longtemps le seul professeur d’Intelligence Artificielle en Suisse. Le Meilleur Du Web l’a interviewé pour vous.

Le Meilleur Du Web : Quel est votre rôle au sein du Laboratoire d’Intelligence Artificielle (I.A.)?
Prf. Boi Faltings. : J’ai fondé le laboratoire en 1987 et depuis, nos recherches ont porté dans tous les domaines de l’intelligence artificielle. Elles ont été appliquées à l’ingénierie ou à l’e-commerce par exemple. Dans les années 90, nous avions créé des systèmes intelligents pour la conception de bâtiments ou encore pour la recherche de produits. Aujourd’hui nos recherches impliquent beaucoup le machine-learning, ce qui n’était pas le cas auparavant. La société NexThink SA , qui est sortie de mon laboratoire en 2003, est basée sur le machine learning. L’apparition du Web a permis d’acquérir des données exploitables pour l’I.A. et nous en avons profité pour les systèmes de recommandation et l’analyse des réseaux sociaux, par exemple.

MDW : Quelle définition pouvez-vous nous donner de l’I.A. ?
B.F. : C’est le comportement rationnel. Dans l’algorithmie classique les algorithmes reproduisent toujours la même chose. Un programme intelligent va lui, sélectionner les actions à prendre pour optimiser un certain critère de performance dans la situation actuelle. Ça peut également être sous la forme d’un apprentissage : la sélection des actions les mieux adaptées à certaines situations se fait par avance. Cela explique la prépondérance de l’apprentissage et de l’optimisation aujourd’hui.

MDW : Est-ce que cela se retrouve dans les machines qui ont battu les meilleurs joueurs d’échecs ?
B.F. :
Oui tout à fait. Là la machine doit « réfléchir » à chaque étape quel est le meilleur coup à jouer pour remporter le jeu.

MDW : Quels sont les avantages liés à l’Intelligence Artificielle ?
B.F : Le logiciel offre une grande flexibilité. Utiliser l’ordinateur et l’algorithmie classique pour résoudre des problématiques conduiraient à des méthodes d’une grande complexité. Organiser le mouvement d’avions sur un porte-avion par exemple est impossible avec un logiciel classique. La planification des mouvements d’avion était un des premiers succès de l’IA il y a déjà trente ans.

MDW : Et les dangers ?
B.F : Je vois surtout les dangers dans le fait qu’aujourd’hui, les systèmes sont construits sur la base d’innombrables données. Celles-ci sont de plus en plus sous le contrôle d’entreprises et sont difficilement accessibles. Cela confère à ces entreprises un immense pouvoir. Si vous pensez à Google par exemple, ils connaissent pratiquement tout de tout le monde. Ils possèdent toutes les traces de mouvements des utilisateurs Android. Ce sont des informations qu’eux-seuls possèdent, et qui rendent toute compétition sans espoir.

MDW : Qu’est-ce que l’IA peut changer dans notre rapport à Internet ?
B.F. : Vous l’utilisez déjà à travers vos recherches. L’usage principal se retrouve dans les recommandations: recommandations de résultats de recherches, de produits à acheter, de films à regarder etc. Ça c’est la face visible, qui devient de plus en plus sophistiquée dans les assistants tels que Siri, Alexa ou Cortana.
Et puis il a une utilisation plus cachée, qui est l’exploitation des comportements observés grâce à ce que vous avez regardé ou cherché. Cela sert à construire des profils qui sont parfois utilisés pour mieux vous aider, mais aussi pour vous manipuler.

MDW : Est-ce que la science des données, le dataïsme va être la nouvelle religion comme l’a annoncé Harari dans Homo Deus ?
B.F. : Oui on se dirige vers cela. La question qu’il faut se poser c’est :
« Est-ce que ces données sont suffisamment fiables ? »
Aujourd’hui, on commence à considérer les jugements humains comme peu fiables quand ils ne se basent pas sur des données. A l’avenir, si nos jugements se basent uniquement sur les données, la manipulation se fera au niveau des données sous-jacentes. En fait c’est déjà le cas quand on pense par exemple aux commentaires qu’on trouve sur le web.

MDW : Vous publiez dans différentes revues et journaux spécialisés, quelles sont les principales évolutions que vous avez pu constater ces dernières années dans le domaine de l’IA ?
B.F : En ce qui concerne le domaine scientifique, les plus grandes avancées ont eu lieu dans les années 90. Il y avait moins de passion et les gens travaillaient en vue d’avancées fondamentales. Beaucoup des techniques qui permettent les succès d’aujourd’hui ont été développées à cette époque Aujourd’hui on est plus préoccupé par des applications et les techniques sont utilisées comme des boites noires.

MDW : Comme quoi par exemple ?
B.F. :
Les réseaux des neurones. Toutes les techniques d’apprentissage des réseaux des neurones ont été proposées il y a vingt à trente ans et pratiquement rien n’a changé. Il y a simplement plus de données et les gens appliquent cela à des échelles plus vastes. Cela engendre toujours de nouveaux succès mais fondamentalement il n’y a rien de neuf. Pour vraiment aller plus loin, il nous faut une nouvelle vague avec des avancées plus scientifiques.

MDW : Que pensez-vous du rôle de l’Intelligence Artificielle dans l’évolution des robots ? Récemment le robot de Boston Dynamic a réalisé un salto.
B.F : On peut constater que la puissance de calculs mise dans un robot change la donne. Il y a encore quelques années, les processeurs étaient relativement faibles et ne pouvaient pas avoir un tel potentiel d’apprentissage. La puissance de calculs nécessaire à la réalisation de mouvements très complexes est aujourd’hui disponible.

MDW : Quel visage aura selon vous, l’IA dans 20 ans ?
B.F. :
On trouvera de plus en plus d’applications et on aura probablement automatisé de plus en plus le traitement des données en langue naturelle et en images. L’informatique sera vraiment intégrée comme acteur. Pour prendre un exemple, jusqu’ici les dossiers d’assurance structurés en langue naturelle ne pouvaient pas être analysés par le traitement automatisé, et c’était le rôle des humains d’accomplir ces tâches-là. A l’avenir elles seront plus facilement automatisables. Il y aura peut-être une grande avancée si on arrive à combiner l’information visuelle avec l’information textuelle. Ça serait une sorte de compréhension de la langue à un niveau humain car les mots ne seront plus abstraits mais auront une représentation concrète liée par exemple à des images d’objets. Cela permettra à un ordinateur d’effectuer des raisonnements plus sophistiqués sur ce contenu.

MDW : Si vous aviez un conseil, une recommandation à donner aux professionnels et/ou aux jeunes générations lequel serait-il ?
B.F. : Il faut s’habituer au fait que les ordinateurs vont effectuer de plus en plus de tâches routines aujourd’hui produites par l’humain comme les tâches intellectuelles. Ce qui restera réservé aux humains ce sont des tâches plus créatives. Il faut donc se former, se diriger vers des tâches créatives et non vers des tâches routinières.

 

Propos du Professeur Boi Faltings recueillis par Fanny Bancillon


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